Introduction :
Avant toute chose, si vous ne l’avez pas encore fait je vous invite à lire rapidement ce court article qui vous explique mon fonctionnement et le fonctionnement des articles sur ce blog.
Cette série d’article a pour but l’exposition plus longue et nuancée d’un ensemble de posts réalisés sur Instagram sur le sujet de l’Intelligence émotionnelle. Ce 1er article pose les bases nécessaires à saisir pour comprendre les critiques qui seront dressées dans le 2ème et 3ème article avant de clôturer sur le 4ème. Bonne lecture !
La question en titre de cet article bien qu’elle puisse paraitre piquante est tout à fait logique à poser si on veut parler d’un concept scientifique. Revenons quelques peu en arrière, des théories qui proposent ci et là de nouvelles formes d’intelligences, ce n’est pas ce qui manque en psycho. Il y a un siècle déjà Thorndike (1920) théorisait une intelligence sociale mesurée par la George Washington Social Intelligence Test. Plus tard, en 1983 au tour de Howard Gardner de théoriser les Intelligences Multiples et bien que son modèle n’a pas eu beaucoup de succès dans le monde scientifique, il n’en a pas moins eu un impact important dans le milieu scolaire. Dans la même décennie Robert Sternberg (1985) nous a proposé une autre théorie séparant l’intelligence pratique, analytique et créative. Enfin, en 1995 le très retentissant Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ de Daniel Goleman est publié et a fait un carton complet proposant semble t-il une vrai alternative au QI. Il se positionne clairement ‘contre’ le QI, affirmant dans son ouvrage que l’intelligence émotionnelle est au moins aussi importante, voire 2 fois plus importante que le QI dans la prédiction du succès professionnel et personnel (Goleman, 1998, p.34).

Fait amusant, Goleman n’est absolument pas l’inventeur de l’intelligence émotionnelle (EI), on peut retrouver cette terminologie déjà proposée dans une thèse doctorale en philo 10 ans avant son bouquin. Autre fait amusant, dans le monde de la psychologie, Goleman n’est pas non plus le premier à proposer l’IE. C’est Mayer and Salovey (1990) les premiers qui ont développé un modèle et un peu plus tard une échelle pour mesurer leur construit. Leur échelle, le MEIS a fait d’ailleurs l’objet d’une révision quelques années plus tard pour donner naissance à une autre ; la MSCEIT qui est la plus couramment utilisée aujourd’hui, ces deux noms sont importants donc retenez-les, on aura l’occasion d’en reparler en long et large. Les deux auteurs sus-cités ont une vision de l’IE comme d’une forme d’intelligence parallèle, pas totalement indépendante mais séparée de ‘l’intelligence cognitive’ mesurée par le QI tel qu’en témoigne leur définition dans l’article de référence:
« La capacité de contrôler ses propres sentiments et émotions et celles des autres, de les distinguer et d’utiliser ces informations pour guider sa pensée et son action ».
The intelligence of emotional intelligence. (1993, p.433)
C’est ainsi la naissance de l’IE-Capacité. Leurs échelles et leur modèle comme tous les autres seront traités dans les parties 2 et 3 de cette série d’articles plus en détail. Arrêtons nous un instant sur leur modèle qui est à la base de beaucoup d’échelles construites pour mesurer l’IE. Il est en soit assez simple et peut se comprendre facilement. Il est composé de 4 branches qui suivent un ordre hiérarchique et dont les 4 points sont les suivants :

La capacité à gérer ses émotions pour atteindre des buts.
La compréhension des émotions et des affects d’autrui.
L’utilisation des émotions pour faciliter la pensée.
La perception correcte de ses émotions et celles d’autrui.
ll est important de distinguer 2 choses arrivé à ce stade. Il faut distinguer la façon dont l’IE est conceptualisée et la façon dont elle est mesurée. Il existe grosso modo 4* grandes façons de faire:

Il est possible de conceptualiser l’IE comme une capacité (ce qu’ont fait Salovey & Mayer) et la mesurer avec des tests de performances. Typiquement dans le MSCEIT, on mesure la capacité des gens à résoudre des problèmes liés aux émotions et qui contiennent des réponses jugées correctes ou incorrectes (par exemple, les participants voient plusieurs visages et répondent en indiquant quelle émotion spécifique est présente sur le visage).
Il est également possible de garder cette même conceptualisation de IE-Capacité mais en voulant mesurer avec un auto-questionnaire, sans tests de performances.
D’autre part, il est possible de conceptualiser l’IE comme un ensemble de traits + des capacités ( ce modèle porte le nom d’IE-Mixte ) et de la mesurer avec un auto-questionnaire.
Et enfin il est possible de conceptualiser l’IE comme un ensemble de traits uniquement et de mesurer avec un auto-questionnaire.
Conceptualisation | Type de Mesure |
---|---|
IE-Trait | Auto-questionnaire |
IE-Capacité | Test de performances et Auto-questionnaire |
IE-Mixte | Auto-questionnaire |
*Il existe également des tests dits en 360 utilisés principalement en entreprise mais nous ne les traiterons pas ici.
Continuons notre petit bout de chemin, c’est maintenant que ça devient intéressant. En opposition au modèle développé par Mayer & Salovey, Bar-On (1997) se dit qu’il est plus pertinent de concevoir l’IE non pas comme une intelligence mais comme un ensemble de traits et de capacités non cognitives. Selon lui:
« L’IE est un ensemble de capacités, de compétences et d’aptitudes non cognitives qui influencent la capacité d’une personne à réussir à faire face aux exigences et aux pressions de l’environnement. »
The Emotional Intelligence Inventory (EQ-I) : Technical manual. (1997, p.16)
Il développe dans la foulée une échelle sobrement intitulée l’EQ-I (pour Emotional Quotient Inventory). Sa conceptualisation est donc appelée IE-Mixte. De son coté, après son bouquin à succès, Goleman se met aussi au travail et développe une échelle ainsi qu’un questionnaire pour mesurer l’IE qu’il voit comme un ensemble de compétences/ traits mélangés tout comme Bar-On. Mais étant donné que plus on est de fous, plus on rit, Petrides & Furnham (2003) ont également décidé de se mêler à la partie en développant leur échelle pour mesurer l’IE qu’ils conçoivent eux comme uniquement un ensemble de traits, de dispositions personnelles. C’est l’IE-Trait. Arrivé à ce point, je vous dit : Je sais ça fait beaucoup, mais c’est pas encore fini.
Il est en effet encore possible d’ajouter Schutte & al (1998) qui ont eux aussi développé leur échelle de mesure mais en se basant sur le modèle de Salovey & Mayer. Ils ont considéré que le modèle cognitif est très bien mais pour le mesurer, mieux vaut un auto-questionnaire que des tests de perfomances (ce qui est une position plus qu’étrange mais on y reviendra plus tard). ENFIN, et pour terminer, on peut d’une part citer Scherer (2007, 2009) qui tente de distancer tous les débats autour de l’IE en tant que tel pour proposer une approche fonctionnelle de ce qu’il nomme les ‘compétences émotionnelles’. D’autre part on peut citer Mikolajczak & al (2009) qui se sont également éloignés de tous les débats internes autour de l’IE-Capacité et IE-Trait pour développer un modèle intégratif qui réconcilie (ou au moins essaye) au mieux tous les auteurs et modèles en un seul sans pour autant régler vraiment les questions des mesures.
Ça fait beaucoup à assimiler et c’est une vraie jungle je suis d’accord avec vous là dessus absolument. C’est pourtant une version assez soft et résumée de la littérature concernant les modèles et échelles de mesure pour l’IE. Il existe à l’heure où j’écris ces lignes au moins une bonne quarantaine d’échelles en tout genre, mesurant l’IE conceptualisée comme capacité cognitive, comme trait ou comme un mélange des deux. En soi, que plusieurs échelles existent pour mesurer un même concept n’a rien de très anormal, au contraire, ça permet de solidifier et élargir la recherche sur ce concept en particulier. Mais vous l’aurez compris ici, un des premiers problèmes de l’IE c’est qu’elle est d’abord conceptualisée de beaucoup trop de façons différentes et parfois complètement opposées.
Dans la suite de cette série d’article, j’utiliserai principalement les modèles cités ici et je me baserai sur une classification IE-Trait, Mixte et IE-Capacité. Dans les parties 2 et 3, une discussion sera présentée autour de la validité du construit « Intelligence émotionnelle » et des problèmes de mesure. La partie 4 s’attachera plus spécifiquement à traiter de l’intérêt de l’IE et ses perspectives en psycho pour clôturer cette série.
A retenir :
L’IE est un concept qui a d’abord été pensé par Salovey & Mayer comme une forme d’intelligence parallèle et différente mais liée à l’intelligence cognitive. Ils ont développé le modèle dit d’IE-Capacité et une échelle pour mesurer ça sous forme de test de performance (le MEIS d’abord qui a laissé place au MSCEIT ensuite) . D’autres auteurs comme Goleman et Bar-On ont conceptualisé l’IE comme un ensemble de traits de personnalité et de compétences plus ou moins mêlés au cognitif selon les auteurs, tandis que des auteurs comme Petrides & Furnham ont conceptualisé l’IE uniquement comme un ensemble de traits. Dans tous les cas, l’élément clé qui relient ces auteurs ; ils mesurent via des auto-questionnaires contrairement donc à Salovey & Mayer. Un des premiers problèmes évidents qui apparait à la vue de la littérature est que les auteurs emploient le terme d’IE pour parler de choses totalement différentes. Dans le prochain article, nous verrons plus en détail les problèmes liés aux conceptualisations d’IE-Trait et Mixte ainsi que les auto-questionnaires associés.
Bibliographie :
- Bar-On, R. (1997). The emotional quotient inventory (EQ-i): A test of emotional intelligence. Toronto: Multi-Health Systems.
- Boyatzis, R. E., & Sala, F. (2004). The Emotional Competence Inventory (ECI). In G. Geher (Ed.), Measuring emotional intelligence: Common ground and controversy (pp. 147–180). Nova Science Publishers.
- Bru-Luna, L. M., Martí-Vilar, M., Merino-Soto, C., & Cervera-Santiago, J. L. (2021). Emotional Intelligence Measures: A Systematic Review. Healthcare (Basel, Switzerland), 9(12), 1696. https://doi.org/10.3390/healthcare9121696
- Goleman, D. (1995). Emotional intelligence: Why it can matter more than IQ. New York: Bantam Books.
- Mayer, J. D., Caruso, D. R., & Salovey, P. (1999). Emotional intelligence meets traditional standards for an intelligence. Intelligence, 27(4), 267‑298. https://doi.org/10.1016/S0160-2896(99)00016-1
- Mayer, J. D., & Salovey, P. (1993). The intelligence of emotional intelligence. Intelligence, 17(4), 433‑442. https://doi.org/10.1016/0160-2896(93)90010-3
- Mayer, J. D., Salovey, P., & Caruso, D. R. (2002). “Mayer-Salovey-Caruso Emotional Intelligence Test (MSCEIT) Item Booklet” . UNH Personality Lab. 26. https://scholars.unh.edu/personality_lab/26
- Mikolajczak, M. (2009). Going beyond the ability-trait debate: The three-level model of emotional intelligence. E-Journal of Applied Psychology, 5(2), 25–31.
- Moss, F. A., & Hunt, T. (1927). Are you socially intelligent? Scientific American, 108–110. https://doi.org/10.1038/scientificamerican0827-108
- Payne, Wayne Leon (1985). A Study of Emotion: Developing Emotional Intelligence; Self-Integration; Relating to Fear, Pain and Desire. Dissertation, The Union for Experimenting Colleges and Universities. https://philpapers.org/rec/PAYASO
- Petrides, K. V., & Furnham, A. (2003). Trait emotional intelligence: Behavioural validation in two studies of emotion recognition and reactivity to mood induction. European Journal of Personality, 17(1), 39–57. https://doi.org/10.1002/per.466
- Salovey, P., & Mayer, J. D. (1990). Emotional Intelligence. Imagination, Cognition and Personality, 9(3), 185–211. https://doi.org/10.2190/DUGG-P24E-52WK-6CDG
- Scherer, K. R. (2005). What are emotions? And how can they be measured? Social Science Information, 44(4), 695–729. https://doi.org/10.1177/0539018405058216
- Schutte, N. S., Malouff, J. M., Hall, L. E., Haggerty, D. J., Cooper, J. T., Golden, C. J., & Dornheim, L. (1998). Development and validation of a measure of emotional intelligence. Personality and Individual Differences, 25(2), 167‑177. https://doi.org/10.1016/S0191-8869(98)00001-4
- Sternberg, R. J. (1985). Beyond IQ: A triarchic theory of human intelligence. Cambridge University Press. https://psycnet.apa.org/record/1985-97046-000
Prims !! =D
Bravo pour le release du blog !
Bravo aussi pour cet article super bien étayé et avec une richesse de pistes à creuser !
Je me suis souscris au blog avec mon lecteur de feed RSS, comme ça je loupera pas la suite 😉
Merci pour ce retour et félicitations pour ce premier commentaire du coup :). Bonnes lectures pour les prochains articles
Je m’interroge pas mal sur la volonté de certains auteurs à vouloir séparer l’IE de la cognition alors que les émotions sont très liées aux pensées et au traitement de l’information (d’après ce que j’ai pu voir dans mes cours de psycho en tout cas)
Oui totalement de fait c’est très lié, mais la vision majoritairement présentée aujourd’hui même dans l’IE n’est pas réellement dissociée du cognitif. On essaye de ‘ séparer ‘ tout en présentant les liens avec le cognitif. C’est un peu flou à ce stade mais l’article 3 va éclairer cette question précise 🙂